vendredi 4 janvier 2013

"LE CAPITAINE FRACASSE" (de Abel Gance, 1943)



En quelques mots : Héritier d'une prestigieuse famille, mais ruiné, le Baron de Sigognac se lamente dans son château qui tombe en ruines et songe à la mort. Lorsqu'une nuit, une troupe de comédiens débarque chez lui, il retrouve dans les yeux de la jolie Isabelle le sourire qu'il croyait perdu depuis longtemps. Il s'engage alors avec eux et remplace un comédien défunt en prenant le nom de Capitaine Fracasse.

Il y a beaucoup d'ambitions réunies dans cette nouvelle adaptation du célèbre roman éponyme de Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse : une volonté de fidélité aux écrits originaux tout en les adaptant aux goûts propres de l'auteur - notamment Cyrano de Bergerac de Edmond Rostand, le siècle de Louis XIII -, lequel entend pousser aux limites les thématiques de vie, de mort du roman pour en faire une oeuvre à la frontière du fantastique, ancrée dans une théâtralisation assumée et légitime. Abel Gance n'est pas un réalisateur de commande et tente, toujours assez difficilement, depuis les années 1920 de faire évoluer le cinéma français vers des nouvelles manières de le concevoir, quitte à renier des films ou à s'attribuer les faveurs de personnalités qu'il ne soutient pas (Pétain puis Franco après la guerre) pour trouver des fonds. De manière égoïste, et probablement mégalomane, Abel Gance ne désire que tourner et créer. Le Capitaine Fracasse que nous connaissons aujourd'hui n'est d'ailleurs pas le sien, qui durait près de trois heures et fut amputé par les producteurs pour être exploité en salle. On imagine alors l'étrange spectacle qu'aurait été une projection de la version originale, en pleine Occupation, entrecoupée toutes les vingt minutes par des alertes à la bombe ou des descentes de police. Le réalisateur mécontent tenta même de faire retirer son nom du générique, ce qui explique l'étonnante et unique attribution que l'on découvre sur les affiches d'époque : Vu et Entendu par Abel Gance en place d'un traditionnel Réalisé par ...

L'ouverture est frappante de noirceur : au fond du caveau familial, le châtelain ruiné crie à son domestique d'une voix d'outre tombe de refermer la dalle, cependant que le vent fait claquer les fenêtres, les portes, bruisser la nature déchaînée et tomber les tableaux du mur. Associés à une armure médiévale qui semble vivante, ces derniers ne sont pas de vieux souvenirs poussiéreux, leur chute montre à quel point ils sont vivants dans les lieux comme les esprits. Cette ambiance fantastique éblouissante et servie par le talent du chef opérateur Nicolas Hayer et du chef décorateur Henri Mahé se poursuit un temps avec l'arrivée théâtrale exagérée d'un comédien qui demande l'asile pour la nuit. Cette longue ouverture est un grand moment et il est permis de se demander si elle était initialement allongée. Toujours est-il que les moments suivants - une vingtaine de minutes environ - apparaissent plus froids et dénués de toute autre ambition que celle de divertir. La chanteuse et ses ritournelles sont mêmes pénibles, et ne peuvent être sauvées par une participation trop brève de seconds rôles sympathiques comme Roland Toutain, Pierre Labry, Alice Tissot ou le jeune Jacques François dans un de ses premiers rôles à l'écran.



Véritable moment de bravoure cinématographique et littéraire, le premier duel entre le baron de Sigognac et le duc de Vallombreuse est absolument magnifique. Dans un délicieux délire verbal en rimes, à la manière de la leçon infligée par Cyrano de Bergerac à Valvert, Fernand Gravey - impressionnant de charisme en baron-comédien - et Jean Weber ferraillent à rendre fou de joie tout amateur de cape et d'épée. Abel Gance s'offre même le luxe d'une référence au Bossu de Paul Féval avec une leçon d'escrime en plusieurs points, dont on ne connaît le dénouement qu'au milieu de la séquence suivante, une impressionnante représentation théâtrale qui exigea des dépassements d'horaires lors du tournage. L'ampleur du décor (en studio), des figurants et de l'action sont conjuguées à une réflexion où l'auteur ne distingue plus la vie du théâtre.

Cette thématique est centrale, dès lors que les acteurs du film surjouent de la même façon les scènes de théâtre comme les scènes de vie, faisant du Capitaine Fracasse une petite comédie humaine en même temps qu'une déclaration d'amour à la vie d'artiste, entre privation, itinérance et bonheurs (des spectateurs plus attirés vers le classicisme Hunebellien n'y prendront surement aucun plaisir). On se demande même si la vie telle qu'elle doit être - rangée, ordonnée - n'est pas une clownerie plus redoutable que les pitreries d'une bande de comédiens ; ainsi le Baron retrouvé dans son luxe demande-t-il à son fidèle serviteur, qui s'orne des vêtements traditionnels de la famille, Qu'est-ce que c'est que ce déguisement Pierre ?, lui-même qui paraît aussi déguisé que lorsqu'il arpentait la scène.



Dès lors, les rebondissements narratifs liés aux origines de Isabelle ou à ses amours très convenus avec le beau Baron de Sigognac paraissent bien fades et ennuyeux dans ce film complexe, dense, ambitieux au point d'éclipser sa trame originelle. C'est bien là l'oeuvre d'un grand auteur, et une sorte de chef d'oeuvre du cinéma français. La dernière phrase du film, Entre le théâtre et la vie, j'ai choisi, semble taillée sur mesure ; Abel Gance ne tourna plus un film avant une dizaine d'années, malgré le succès public du Capitaine Fracasse.

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