jeudi 3 janvier 2013

Sacha Guitry et l'Épuration : le jugement du Tout-Paris !

Sacha Guitry lors de son premier interrogatoire à la Mairie du VIIe arrondissement -  août 1944 (R.Chateau)




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Que l'on pense à Paris et sa vie mondaine, artistique et intellectuelle, les noms de Jean Cocteau et Sacha Guitry arrivent avec leurs flots d'anecdotes d'avant-guerre. Les Allemands dans la capitale française occupée, ce dernier tient à garder son rôle primordiale dans le microcosme parisien et ne change en rien ses habitudes : on le retrouve sur scène dès le 30 juillet 1940 au Théâtre de la Madeleine pour une une reprise de Pasteur et son activité cinématographique se poursuit mais en dehors des lignes de la Continental qu'il se refuse à intégrer malgré les insistances d'Alfred Greven - il réalise pour des productions indépendantes Le Destin fabuleux de Désirée Clary (1941), un court-métrage La loi du 21 juin 1907 (1942), Donne-moi tes yeux et La Malibran (1943).

Pendant la guerre, Sacha Guitry poursuit son oeuvre philanthropique et préside à de nombreux galas de charité ou de bienfaisance. Sous l'égide du Secours National (placé sous l'autorité du Maréchal Pétain depuis 1940), il organise des spectacles et offre de nombreuses oeuvres d'art vendues aux enchères. Au Gala des Artistes de 1942, il offre un Utrillo de 650.000 francs !

Hélas pour lui, ce n'est pas ce que retiennent les épurateurs lorsqu'ils organisent le procès du Roi du Tout-Paris - à peine sa participation à la libération de Tristan Bernard (avec l'aide précieuse d'Arletty) est-elle évoquée. Dès 1942, l'actrice Françoise Rosay le brocarde dans une interview réalisée par un journaliste américain, propos diffusés à la BBC qui leur donnent alors une importance considérable : De tous les acteurs qui demeurent et collaborent, le pire est Sacha Guitry. Il est riche. Il ne devrait pas sacrifier son honneur. Or il a quitté le droit chemin pour cultiver l'ennemi et fréquenter le général Stupnagel. Le magazine américain Life publie la même année une liste noire de personnalités françaises condamnées par les Résistants à être assassinées ou jugées - on y trouve notamment Maurice Chevalier, Mistinguett, Marcel Pagnol, Céline, le Maréchal Pétain, Laval et Sacha Guitry, lequel s'étonna quelques années plus tard : S'appeler Life et demander la mort, c'est curieux déjà !


Pire encore, Sacha Guitry s'est ouvertement fourvoyé au service du Chef de l'Etat Français. Le 3 octobre 1943, il va présenter une maquette de son livre au titre sans équivoque, De Jeanne D'Arc à Philippe Pétain, au principal intéressé, à Vichy. Selon Raymond Castans (cité par René Chateau), Sacha Guitry n'aurait jamais caché ses sentiments pétainistes et ils n'auraient rien perdu de leur intensité avec le temps. Dans Le Petit Parisien (quotidien originellement de gauche et transformé en organe de propagande par les allemands), il écrit plusieurs articles où il exalte la personnalité du vieux militaire : N'as-tu pas tressailli en entendant cette grande voix qui te disait que tu n'étais ni vendu, ni trahi, ni même abandonné ? Le livre est publié et Guitry organise en 1944, quelques jours avant le Débarquement, un grand gala en son honneur à l'Opéra. Une édition luxueuse et dédicacée est même vendue 25.000 francs pour le Secours Populaire.

Sacha Guitry est, en outre, aux yeux des épurateurs, le représentant incontestable de la collaboration mondaine. Ce que réfuta le maître dans un livre de souvenirs (qu'Arletty surnomma Le roman d'un tricheur !) apparaît pourtant attesté par nombre de documents et de témoignages : Jean Marais se souvient avoir rencontré Arno Breker (sculpteur officiel du IIIe Reich) lors d'une répétition générale d'une pièce de Guitry, Arletty affirme avoir rencontré son amant grâce à lui et ajoute qu'elle participa à une réception en l'honneur du Maréchal Goering à ses côtés.



Sacha Guitry est arrêté le 23 août 1944 à 10h45 à son domicile, par cinq hommes armés qui le conduisent à la Mairie du VIIe arrondissement pour un premier interrogatoire. Le soir même, il est conduit au Dépôt. Cette "chute du Roi" est symbolique, elle représente le Tout-Paris mondain, celui des nantis qui se sont bien accommodés de la présence de l'Occupant Allemand. Le 15 octobre, il est inculpé d'intelligence avec l'ennemi, malgré un dossier vide, composé de rumeurs et de dénonciations. Abandonné de tous, il reçoit pourtant un chaleureux message de sympathie de Pauline Carton. Amer, il écrit : Ce que je paie aujourd'hui, ce n'est pas mon activité pendant quatre ans mais bien quarante années de réussite et de bonheur qu'on ne me pardonne pas. Si on me demandait mon avis, je dirais que le bien que j'ai fait pendant ces quatre années est la cause initiale du singulier malheur qui me frappe. Il est emprisonné à Fresnes pendant deux mois. L'Humanité ne mâche pas ses mots pour évoquer son retour à la liberté : Le comédien nazi a été purement et simplement libéré. Le non-lieu de son procès n'intervient qu'en 1947. Dernière humiliation, lorsqu'il publie son recueil de souvenirs Quatre ans d'occupation, il est contraint par la justice de retirer un chapitre qui entache à l'honneur de Hélène Perdrière (une ancienne amie) et à 12.000 francs de dommages et intérêts.



Sacha Guitry ne cessa pas sa carrière pour autant, malgré une blessure morale certainement profonde. En 1956, dans le prologue de Si Paris nous était conté, le maître s'amuse même l'espace d'un instant à y faire une allusion. Alors qu'il fait la lecture à haute voix d'un récit sur les origines de la capitale, il déclare : Enfin ce furent les Francs, dont l'arme préférée se nommait la francisque. Derrière lui, on entend des voix toussoter, gênées. Il se contente de dire Chut, chut ! et de conclure : C'était une arme à deux tranchants.

Photos et sources : Le Cinéma Français sous l'Occupation (1940-1944) par René Chateau.

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