samedi 20 octobre 2012

De quelle "grande illusion" parlait Jean Renoir ? (en images)

Jean Renoir déclara qu'il avait appelé ce film ainsi "parce qu'il ne signifiait rien". On retrouve pourtant ce titre dans l’œuvre de l'écrivain britannique Norman Angell ("The Great Illusion : A Study to the Relation of Military Power to National Advantage", 1911), qui ne voulait pas croire qu'une guerre puisse éclater entre les puissances européennes au début du siècle. La suite lui a donné tort. Peut-être le metteur en scène français a-t-il voulu croire lui aussi, en 1937, qu'une nouvelle guerre n'était pas possible et ne pouvait pas embraser l'Europe et le reste du monde.

Toujours est-il que La grande illusion dans le texte reste un mystère. A l'image de Citizen Kane, où le spectateur est entrainé dans la quête de sens d'un seul mot (devenu légendaire), Rosebud, celui du film de Jean Renoir ne trouvera jamais avec assurance la signification du titre de ce chef d'oeuvre du cinéma français.

Par l'image, histoire de se remémorer avant tout les bons moments du film, voici quelques tentatives d'explications.


1. Une "grande évasion" ?
Alors qu'il vient d'arriver dans le camp de prisonniers, un détenu informe Jean Gabin qu'un petit groupe tente de s'échapper, en creusant un trou tous les soirs, pour sortir derrière, dans un jardin. Un projet long et compliqué car le camp est bien gardé.

2. La fin de la guerre ?
Presque dans la même phrase, Gabin montre sa perplexité face à cet audacieux projet et pense sincèrement que la guerre sera terminée avant que le trou ne soit terminé. Ce à quoi son camarade lui répond "Tu te fais des illusions ..."


3. Une victoire française ?
Dans le camp de prisonniers où se trouvent Jean Gabin et Pierre Fresnay, dans la première partie du film, les français et anglais sont sensibles aux nouvelles du front. Une pancarte les informe régulièrement de l'état des batailles. Une victoire importante pourrait mettre un terme à cette guerre et à leur enfermement. L'épisode de la prise de Douaumont ne gâche pas une petite fête entre détenus, vite relevée par des informations heureuses sur l'avancée des troupes françaises.



4. Une nouvelle évasion ?
"36 mètres de hauteur" lâche laconiquement Erich von Stroheim à ses nouveaux prisonniers, pour les dissuader de tenter une nouvelle évasion, au terme d'une "visite du propriétaire". On apprend un peu avant que Gabin et Fresnay ont tenté plusieurs fois de s'échapper, sans succès. Cette nouvelle prison n'est plus un camp mais une véritable forteresse médiévale, très surveillée.





5. Une survivance des élites traditionnelles ?
Erich von Stroheim se prend d'affection pour Pierre Fresnay, aristocrate et militaire de carrière, comme lui, dont il respecte la personne. Dans une scène mémorable, il se demande si les peuples de la nouvelle Europe auront encore besoin d'eux, et s'ils ne sont pas condamnés à disparaître devant l'évolution des sociétés, et l'arrivée comme officiers de "Maréchal et Rosenthal", "jolis cadeaux de la Révolution Française".



6. La soumission de Pierre Fresnay ?
Pour que Gabin et Dalio puissent s'évader, Pierre Fresnay organise une diversion légendaire en jouant de la flûte. Trop impliqué, et pour être sûr que ses camarades puissent s'évader, il prolonge sa fuite en avant. Supplié par Stroheim de se rendre, de revenir à la prison, Fresnay déclare que "c'est impossible". Il complète ainsi le propos sur la disparition des élites traditionnelles, et se range de lui-même dans le futur, en l’occurrence sa mort. Stroheim est contraint de tirer, malgré lui, sur un homme qui représente ce qu'il admire encore le plus au monde.



7. Une allemande qui protège un juif ?
La dernière partie du film fait référence plus directement au contexte où il fut réalisé, l'entre deux guerres et la montée des tensions en Europe. Gabin et Dalio sont hébergés par une gentille fermière allemande mais ils savent que ça ne peut durer qu'un temps. Par la suite, cette partie fut censurée par l'Allemagne nazie au pouvoir, qui ne pouvait concevoir qu'une "bonne allemande" vienne en aide à un français échappé d'un camp de prisonnier et son camarade juif.




8. Un amour franco-allemand ?
Pendant son séjour chez la fermière qui les protège, Jean Gabin développe des sentiments à son égard. Une scène magnifiquement réalisée, autour d'un sapin de Noël, montre qu'ils sont réciproques. Hélas, Gabin sait qu'il ne pourra pas rester, qu'il doit retrouver la France. Quelques temps après, il annonce à Elsa son départ et lui promet de revenir après la guerre.




 
9. La der des der ?
"Il faut bien qu'on la finisse cette putain de guerre, en espérant que c'est la dernière". Illusion du personnage de Gabin ou du metteur en scène Renoir ? Cette scène sublime résume toute l'ambiguïté du titre et de sa signification. A quelle échelle se situer ? Dalio résume la situation une dernière fois, et répond aux rêves de Gabin et Renoir en même temps : "Tu te fais des illusions".




On pourrait encore trouver d'autres hypothèses dans le scénario pour expliquer la "grande illusion" de Jean Renoir, mais elles seraient plus précises, et moins crédibles. Du reste, les hypothèses développées ci-dessus sont diablement pessimistes : les évasions ne réussissent qu'à moitié (seule la dernière, et on ne sait pas vers quel destin) et la fin de la guerre et les victoires françaises furent célébrées en 1918 mais au prix de combien de millions de victimes ? Quant à la survivance des élites traditionnelles, elles furent quasi enterrées après la seconde guerre mondiale et les amitiés franco-allemandes rêvées en 1937 par Renoir tournèrent bien court, voire dramatiquement pour beaucoup. D'où un titre encore plus fort quand on y repense aujourd'hui, puisqu'il reste sans réponse, comme un songe laconique résumant une partie de l'Histoire du XXe siècle.

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