jeudi 3 janvier 2013

Erich von Stroheim (1885-1957) : l'excentrique crépusculaire



Les motivations qui poussèrent Erich von Stroheim, né en 1885 dans la capitale de l'empire austro-hongrois, à partir aux Etats-Unis ne sont pas avérées. Toujours est-il qu'il participa comme d'autres à l'émergence de l'industrie hollywoodienne, inscrivant son physique atypique chez Griffith (Naissance d'une nation, 1915 ; Intolérance, 1916) puis dans des productions de propagande avec le rôle de l'allemand de service.

Si les débuts en France de Erich von Stroheim appartiennent à la légende, Pascal Mérigeau a récemment tenté d'y apporter un peu de vérité (1). En 1936, il est prévu pour Jean Renoir et son scénariste Charles Spaak que l'officier allemand de La Grande Illusion soit interprété par Pierre Renoir, décision qui change à l'initiative du directeur de production qui a eu vent de l'étrange comportement de Erich von Stroheim sur le tournage de Marthe Richard au service de la France (R. Bernard, 1936), lequel buvait quantité de whisky et exigeait de se faire offrir tous les matins une paire de gants frais. Stroheim, qui venait de mettre fin à une carrière importante à Hollywood était un des maîtres de Jean Renoir et celui-ci fut particulièrement ému de le rencontrer puis de le diriger. L'acteur s'impliqua, on le sait par plusieurs sources, dans l'élaboration de son personnage et il semblerait qu'il soit responsable, avec le réalisateur, de la décision de faire des deux officiers allemands du film un seul et même personnage. Parce qu'il était constamment entouré de femmes à son service et méticuleux sur les costumes, la légende est née qu'il se serait présenté tous les matins de tournage, même quand il n'avait rien à y faire, habillé de pied en cape - ce qui est probablement faux. En revanche, il remit une liste d'accessoires qu'il voulait voir figurer dans son appartement (trois pages de notes où l'on trouvait des cravaches, des gants blancs, des photographies de blondes, les Mémoires de Casanova ...), éléments repérables dans le film, même si l'idée du géranium ne vient pas de lui. Ses anecdotes révélatrices sont parlantes sur la manière dont Erich von Stroheim imposa son personnage à l'écran et dans la vie. Metteur en scène visionnaire mais incompris aux Etats-Unis, il tenta d'obtenir des prostituées dans la scène du mess des officiers, ce que refusa Jean Renoir, freinant là l'implication de son acteur. Il faut dire que le risque que Stroheim pousse son personnage à la caricature n'était pas illusoire.



Son film français suivant en donne la démonstration - Mademoiselle Docteur, bien que mis en scène par Edmond T. Gréville est tourné en Angleterre. Dans L'alibi (1937), Erich von Stroheim incarne un célèbre télépathe de cabaret qui assassine un ancien rival américain. Film d'acteurs, au milieu de Louis Jouvet, Albert Préjean et Jany Holt, il impressionne de charisme avec sa froideur et son lent débit de parole, mais ne se refuse aucune excentricité : à Marcel Achard, le scénariste, il impose une scène où il est costumé en moine et une autre dans laquelle, allongé dans un bain, il se fait couper les ongles des pieds par un domestique. Le résultat est surprenant et attire toutes les attentions sur son personnage, quitte à faire passer Préjean et Jouvet pour des comparses un peu fades ! Pourtant, Stroheim ne se refuse aucun cabotinage, d'un énorme clin d'oeil à la caméra jusqu'à sa mort devant une loge d'artiste, dont on ne peut que sourire !

En 1938, il incarne un chinois dans Les pirates du rail, de Christian-Jaque, face à Charles Vanel et Suzy Prim ... sans changer sa façon de parler. D'aucun diront que Sean Connery n'a jamais fait autre chose dans sa carrière, avec succès, mais je préfère encore le maquillage de Akim Tamiroff dans Le général est mort à l'aube (L. Milestone, 1936) ! Il tourne la même année pas moins de quatre autres films, dont L'affaire Lafarge (Pierre Chenal), Ultimatum (Robert Wiene), Gibraltar (Fedor Ozep) et Les Disparus de Saint-Agil, à nouveau avec le réalisateur Christian-Jaque. Ce dernier film est probablement le plus connu de sa filmographie, avec La Grande Illusion, et jouit encore aujourd'hui d'une excellente réputation. Si celle-ci est, à mon sens, bien discutable, la prestation de Erich von Stroheim est à reconsidérer. Face à l'imposant Michel Simon et aux excellents seconds rôles que sont Robert Le Vigan, Aimé Clariond et Pierre Labry, il fait presque dans la sobriété. Son personnage de professeur aux airs sévères lui va comme un gant et sa retenue lui enlèvent pour un temps son excentricité pour dévoiler un peu plus le caractère dramatique de son personnage - autre trait important et quasi constant dans sa carrière.

Avec des cheveux, Erich von Stroheim préfère laisser son personnage caricaturé par les autres (Vraiment ce Monsieur n'a pas une tête très sympathique !) et se contente d'apparitions neutres, presque dans une position de rejeté. Adoubé par les enfants, tel le Merlusse de Marcel Pagnol, il ose sa seule note d'humour dans un plan final où il se prosterne devant un squelette.



Le crépuscule arrive un peu plus en 1939 quand l'Europe, terre natale et d'asile de Erich von Stroheim, semble prête à s'embraser à nouveau. Réfugié autrichien dans Menaces de Edmond T. Gréville, il est défiguré et beaucoup plus simple qu'à l'accoutumée. Curieusement, c'est à cet instant de sa carrière qu'il s'apprête à jouer les aventuriers : dans Tempête sur Paris (D. Bernard-Deschamps) d'abord, adapté de Balzac, puis pour Jean Delannoy, dans Macao, l'enfer du jeu où il retrouve Mireille Balin et succombe à ses charmes. Toujours avec talent, il renoue là avec son excentricité laconique - s'attachant aux costumes et aux détails - mais dépeint sans fards un homme rongé par l'angoisse d'une fin possible, comme un bout de course épuisant. Certaines scènes sont poignantes, d'autres amusantes, comme lorsqu'il enguirlande un employé de son yacht parce qu'il n'a pas mis ses fameux gants blancs ... On ne change pas ! Censuré par l'Allemagne nazie, Stroheim est contraint de retourner aux Etats-Unis et toutes ses séquences sont retournées par ... Pierre Renoir, l'acteur qui aurait dû incarner le Capitaine Rauffenstein quelques années plus tôt !

A Hollywood, Erich von Stroheim continue de travailler pour de grands metteurs en scène : Lewis Milestone, John Cromwell ou Billy Wilder à qui il confie le secret de sa manière si particulière de s'exprimer dans les films : Pour rester le plus longtemps possible à l'écran ! Difficile d'authentifier ces dires, pourtant ils correspondent si bien au personnage ! Evidemment, c'est ce même metteur en scène qui offre à Stroheim son dernier grand rôle. Dans Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, 1950), il est le domestique fidèle d'une ancienne star du cinéma muet oubliée de tous (Gloria Swanson), lui-même ancien réalisateur de ses plus grands succès - deux rôles évidemment autobiographiques pour un chef d'oeuvre intemporel du cinéma américain.

La carrière de Stroheim après-guerre se déroule essentiellement en France et il retrouve Pierre Chenal dès 1945 pour La foire aux chimères, avec Madeleine Sologne. Dans ce film comme dans Portrait d'un assassin (Bernard-Roland, 1949), il est à nouveau handicapé et dans une composition dramatique. Sa présence seule à l'écran permet d'imposer une ambiance sombre et mystérieuse, à laquelle le comédien n'a qu'à apporter sa voix caverneuse et ses regards énigmatiques. On le retrouve encore en prédicateur fou dans Minuit quai de Bercy (Christian Stengel, 1951), dans Alerte au Sud (Jean Devaivre, 1953) puis en Ludwig van Beethoven dans le Napoléon de Sacha Guitry. Il offre son dernier rôle à Henri Diamant-Berger, pionnier du cinéma muet en France et exilé comme lui pendant la guerre. Il meurt dans les Yvelines en 1957.

L’œil, le sourcil et la voix du maître

Vous avez dit comique ? Erich von Stroheim, loin de se prendre au sérieux, abusa largement des mimiques du personnage qu'il s'était créé, et en observant son unique visage, toutes les scènes peuvent prendre selon les goûts une saveur différente. Modèle du genre, alors qu'il reçoit Pierre Fresnay et Jean Gabin dans sa forteresse d'où l'on ne peut s'enfuir, Stroheim/Rauffenstein énumère doucement les différentes évasions de ses nouveaux prisonniers. D'une simple liste de faits plus ou moins comiques, il enchaîne des détails d'expressions avec ses lèvres et ses sourcils, réduisant à néant les explications souriantes de Fresnay et Gabin. Pas étonnant dès lors que ce dernier s'exclame le soir de l'avant-première, énervé, Il n'y en a que pour le Schleuh ! Stroheim, à mesure qu'il parle - dans l’égout, dans une corbeille à linge - admirez la manière dont son sourcil gauche réagit à ce qu'il découvre. Le petit sourire qu'il arbore après la réaction de Fresnay n'est pas anodine, il s'agit de son égal aristocratique. Avec Gabin, c'est une autre paire de manches et un bijou de subtilité. Après la liste - déguisé en soldat allemand, déguisé ... en femme ... c'est drôle, c'est très drôle ! - le lieutenant Maréchal s'amuse : Un sous-officier m'a réellement pris pour une femme, et je n'aime pas du tout ça ! et le capitaine Rauffenstein nous amuse : Vraiment ? et hausse son sourcil gauche avant d'esquisser un sourire qu'il ne veut pas assumer, rang oblige. Le tout dans une parfaite immobilité et avec une constance dans l'intonation de sa voix venue d'outre-tombe !

Une partie du jeu d'acteur de Stroheim est là, dans une habile combinaison de l'oeil - pétillant -, du sourcil - incrédule - et de la voix - basse, calme, inquiétante. Ils ne sont pas nombreux à pouvoir faire sourire en ne bougeant qu'un sourcil et il faut reconnaît à l'acteur cet incroyable potentiel. Chacun de ses films peut ainsi se redécouvrir autrement !









(1) : Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Paris, Flammarion, 2012, 1104 p.

2 commentaires:

mittie a dit…

Bonjour et félicitations pour ce blog que je n'ai pas fini d'explorer.
Voici un des plus beaux articles que j'ai lus sur Stroheim, et ce n'est pas un mince compliment de ma part !

Julien Morva, a dit…

Et bien c'est avec grand plaisir que j'accepte ce très joli compliment ! Merci :)

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